Les caisses vides sont bien utiles…
Ma mère se désolait de notre condition de vie dans cet immeuble:
elle en pleurait tous les jours. Elle se plaignait tous les soirs à mon père
sur le fait que nous devions vivre dans cette unique pièce, assez grande
certes, mais avec pour seuls meubles la table, les quatre chaises et le lit. Ce
mobilier avait été complété par un petit lit pour moi, un chauffage à gaz (nous
sommes arrivés fin janvier, je crois, et il gelait dehors à pierre fendre),
d’un réchaud pour cuisiner et de la cantine en métal qui avait été le seul
bagage que nous avions emporté avec nous en partant d’Algérie. Même si mes
parents étaient des ouvriers en Algérie, ils possédaient bien plus là bas que
le simple contenu de cette cantine, et jamais ils n’avaient connu une telle
misère. Mon père alla s’enquérir auprès des voisins, qui étaient devenus un peu
plus civilisés depuis la mise au point suite à l’incident conté précédemment,
s’il y avait un moyen d’obtenir quelques meubles puisque les chambres étaient
censées être meublées. Ceux ci lui avaient dit qu’il pouvait demander aux
« deux folles du premier étage » (les propriétaires), mais qu’eux
vivaient dans leur « appartement » depuis des années et n’avait
jamais réussi à obtenir plus de meuble. Mais eux, ils avaient trouvé la
solution et il se proposait de lui montrer comment ils avaient fait pour
contourner la difficulté. Ils l’invitèrent à entrer dans leur logis. C’était la
première fois que l’un d’entre nous entrait chez eux : en effet, toutes
les conversions jusqu’à présent s’étaient tenues dans le couloir. Ce n’était
pas très drôle de rester dans le couloir car celui-ci était sombre et n’était
éclairé que par une simple ampoule de faible puissance, et il fallait appuyer
sur le bouton de la minuterie pour la faire s’allumer, et cette minuterie se
déclenchait très rapidement, trop rapidement. Après moins d’une minute, on
était plongé dans la pénombre ou bien alors il fallait garder le doigt sur le
bouton. Cette fois ci, mon père allait pénétrer dans le gourbi des voisins,
cette pièce sans air où flottait une odeur âcre et mélangée, un savant cocktail
d’urine de chat, de gros rouge qui tache et de vomis. Dans cette place, il y
avait des caisses de bois, de celles qui servaient à transporter le vin en ce
temps là. Elles étaient posées sur l’un de leur grand coté (ces caisses étaient
parallélépipédiques) et étaient empilées les unes sur les autres. Leurs
ouvertures béantes étaient obturées par des pièces de tissus de couleurs et de
motifs disparates. Ces ersatz de rideaux étaient punaisés à même le bord
supérieur de chaque caisse. Cela constituait des « modules de
rangement », selon le terme consacré chez un marchant suédois de meubles
« évolutifs ». La mère Michelle ponctuait ses explications de
plusieurs « les caisses vides sont bien utiles, vous voyez les caisses
vides sont bien utiles ». Mon père lui fit remarquer que chez nous,
nous n’avions pas l’habitude de vivre comme ça, et que s’il fallait il irait
acheter ou bien qu’il fabriquerait lui-même des meubles. La mère Michelle
horrifiée lui rétorqua que ce n’était pas possible et que s’il s’obstinait dans
cette voie les « deux folles » nous mettraient dehors et que les
caisses, oui les caisses vides, ça, c’est bien utile !...
A cause du manque d’argent et grâce au fait que mon père était
menuisier de métier, il entrepris de faire des éléments de rangement suspendus,
une table « porte feuille » (c’est une sorte de table pliante), une
penderie et acheta quatre chaises simples mais décentes. Il est inutile de
préciser où la table de bistrot et les quatre chaises sans âges sont allées.