Treize invités à la maison
Puis vint le moment de la conclusion du problème algérien. Les
Algériens accédaient à l’indépendance, et les Pieds noirs n’avaient plus qu’à
partir en métropole ou bien rester et devenir algériens. Bien sûr, l’écrasante
majorité avait choisi la première solution. Nous étions en 1962, deux ans après
notre installation « Au lion d’or ». Mes parents suivaient les
actualités, et les nouvelles étaient plutôt controversées et inquiétantes :
le discourt officiel disait qu’il y aurai un simple rapatriement des français
d’Algérie vers la métropole qui les accueillerai les bras ouverts, mais
d’autres parlaient d’un nouvelle exode, pareil à celui qui s’était produit
pendant la deuxième guerre mondiale, et qu’il serait accompagné de tueries
organisées par le FLN. En plus, depuis quelque temps il n’y avait plus de
nouvelle de la famille. Tout ça n’était pas rassurant. Le père de mon père
était mort au début des événements, un peu par vieillesse et beaucoup par
déception, oui, déception de voir son pays se déchiré. Le père de ma mère, qui
avait plus de quatre vingt ans pendant ces fameux événements et qui était
retraité des Postes, avait pris ce qui se passait avec une certaine
clairvoyance teintée de haine. Le vieille homme était apprécié de tous et
particulièrement des arabes : sa fonction de facteur faisait qu’il rendait
beaucoup de petits services. Beaucoup d’arabes et certains Pieds noirs étaient analphabètes
et mon grand-père écrivait souvent les lettres qu’ils ne pouvaient écrire eux
même, ou bien leur lisait celles qu’ils recevaient ou encore remplissait pour
eux les papiers administratifs. Il était toujours là pour rendre service.
Depuis le début de ces tristes évènements, quand il était assis sur sa chaise
devant sa porte à la mode méditerranéenne, chaque fois qu’un arabe passait, il
se mettait à l’insulter. Il disait des : « Espèce de salopard, cochon
tu veux me faire partir, tu veux me voler mon pays ! ». Chaque fois
l’homme insulté essayait de le calmer par un mot gentil. Certain lui disait :
« Ne vous fâchez pas monsieur Conte, je vous connaît bien, tout le monde
vous connaît bien ici, ici vous êtes chez vous, on en a pas après vous, vous
êtes le bienvenue sur cette terre ». Jamais personne n’avait réussi à le
calmer complètement. Il est mort en 1958. Ces derniers mots avait été :
« Personne ne me fera partir de ce pays, c’est ma terre ». Quand à
mes deux grands-mères, elles survécurent à leurs maris et vinrent en France.
Mes parents étaient très inquiets pour elles et pour le reste de la
famille. Puis un jour, l’incroyable est arrivé : un coup de fil d’un de
mes oncles nous prévenait que tout le monde était sauf, en bonne santé et en
France. Une partie de la famille avait trouvé refuge chez un autre oncle qui
vivait près d’Angoulême et il nous demandait si on pouvait le recevoir avec sa
femme et ses deux enfants. Le lendemain, ils étaient chez nous. Quelques jours
plus tard, nous vîmes arriver un autre oncle avec sa femme et ma
grand-mère : la mère de mon père. Puis, enfin, un autre oncle, sa femme et
leur fils se retrouvèrent aussi à la maison.
Ainsi, nous avions treize invités à la maison.
Certains ne
restèrent que quelques jours, et au bout de quelques semaines il ne restait
plus qu’un des oncles, sa femme et ma grand-mère. Il est intéressant de noter
que des années auparavant, en Algérie, certain de nos « invités »
avait critiqué mon père avant que celui-ci parte en France. Ils l’avaient
traité de « traître » pour partir comme ça, et de « fou »
car l’Algérie resterai toujours française. Quoiqu’il en soit, à la fin ils
avaient trouvé refuge et aide chez « le traître et le fou ».
Je découvrais à cette occasion cette famille dont je n’avais aucun
souvenir distinct : de mes quatre premières années, je ne conserves que
des lambeaux d’événements comme des flashs qui flottent dans ma mémoire.
Toutes ces personnes, qui m’étaient inconnues, avaient pour points
communs se malaise, cette anéantissement et cette difficulté de communiquer,
qui sont les caractéristiques des déracinés. Mais, ce qui m’avait choqué aux
plus au point, et qui m’a hanté pendant très longtemps, c’était leurs regards
fixes et absents : ils étaient maintenant en France mais leurs cœurs
étaient restés quelque part sur l’autre rive de la Méditerranée. Je compris
beaucoup plus tard, que même si le combat du peuple algérien pour reconquérir
son territoire avaient été légitime, cette terre était aussi la terre natale
des « Pieds noirs », et pour beaucoup cela l’avait été aussi pour
leurs parents et les parents de leurs parents. Dans leur cœur, cette terre sera
toujours leur pays et ils conserveront toujours une nostalgie profonde de ce
qui n’est plus et le sentiment profond d’avoir été mystifiés par des gens qui
n’avaient soif que de pouvoir.